Après Eric Viennot et Paul Narducci, c’est Raphaël Colantonio, le PDG d’Arkane Studios, qui se prête à notre concept d’entretiens où chaque questions sont les mêmes pour tous.
Un commentaire à faire ou quelque chose à ajouter au sujet du texte de ta biographie polygamerisée ?
Non, c’est plutôt précis, aussi c’est drôle, surtout la partie mousquetaire. Bon, en même temps, ça c’était avant, maintenant c’est plus trop vrai je crois.
Effectivement… Je dirais que même au cinéma, il semble difficile de faire rire ou de faire pleurer. La peur, la vengeance, la surprise, épater les gens avec des explosions sont plus faciles généralement.
Je dirais que dans le jeu c’est surtout difficile de faire pleurer car il y a peu d’espace pour l’histoire et le développement des personnages, donc tout est toujours un peu simplifié. De plus, coté marketing c’est un aspect intangible sur l’arrière de la boite : « tristesse garantie » est moins parlant que « 78 armes explosives ».
Je me rappelle au moins de 2 vieux jeux cultes qui ont réussi à m’émouvoir : Ultima 7 lorsque Gwenno meurt, et Another world, lorsque notre compagnon muet meurt (heureusement il revient apres). Plus récemment, je dirais que Braid nous a touché pour son ambiance mélancolique.
Tu ferais quoi toi, en tant qu’auteur plein d’idées, pour nous faire pisser de rire ou pleurer d’émotion dans un jeu ? Tu travaillerais surtout la narration ? L’interaction ? Le côté visuel ?
Maintenant la solution à travers les systèmes : les jeux qui reposent sur des systèmes sandbox et simulation (genre Dark Messiah, Far Cry, Bioshock, Deus Ex, Arx Fatalis, GTA…) réussissent assez bien à générer des moments drôles imprévus : Essayez de placer une plaque de glace sur un escalier ou il y a du passage dans Dark Messiah et c’est fou rire garantie, et c’est beaucoup plus fort que des morceaux de narrations écrits, car les expériences imprévues générées par les joueurs sont beaucoup plus personnelles, en gros le joueur se dit qu’il est le seul à avoir fait ça, car c’était le produit de son action et de son expérimentation à un moment ou la simulation a entrainée telle ou telle situation logique mais drôle de fait, un peu comme dans la vraie vie : les moments drôles/absurdes imprévus sont toujours les plus drôles.

Coté tristesse, je pense que les systèmes et simulation couplés avec du contexte donné par la narration est la piste que je préfère, car là aussi, la tristesse devient personnelle et optionnelle fasse à une mise en situation où le joueur a un choix, elle a donc plus d’impact. Voici un exemple tout bête d’un moment de tristesse possible dans Arx Fatalis :
Contexte : Une des quêtes du joueur est de trouver une flute.
Mise en situation : Nous avons placé un Troll non offensif devant une petite caverne, le troll joue de la flute occasionnellement. Dans sa caverne, il a des objets d’art un peu grotesques, un peu de nourriture, une paillasse pour dormir. Il vie visiblement tout seul.
Systèmes / simulation : Dans Arx Fatalis, tout le monde est tuable, même les gentils.
Au moment où le joueur entend la flute et voit le Troll, généralement il est intrigué, car déjà un troll c’est normalement agressif et ça joue pas de la flute, et forcément il se dit que pour achever la quête de la flute il a juste à tuer le troll, et hop. Puis quand le joueur approche pour attaquer, voyant que le troll continu a joué de la flute paisiblement, le joueur a plutôt tendance à visiter sa cave, se rendre compte que le Troll n’est pas juste un monstre mais qu’il a une petite vie à lui. Alors le joueur essaye de parler au Troll, et, surprise : le troll est tout gentil, il révèle que c’est un artiste, que personne ne l’aime et qu’il est tout triste car en plus c’est son anniversaire et qu’il n’a pas d’ami. La situation est volontairement un peu ridicule bien sûr, car il y avait du second degré dans Arx. Mais le fait est qu’à ce moment précis, le joueur a un dilemme moral : soit il tue le troll et lui tape sa flute, soit il continue à lui parler pour tenter de le contenter et de récupérer la flute honnêtement, ce qui est plus compliqué forcément. Généralement voici ce qu’il se passe : Le joueur fait une sauvegarde, il attaque le troll, le tue, le troll fait son grognement en mourant, le joueur fouille le cadavre, trouve une flute et un poisson ou quelques pièces d’or, ce qui lui rappelle que le Troll est une personne, pas juste un script, et là, c’est le moment de remord et de tristesse qui force le joueur à recharger sa partie et à essayer d’obtenir la flute ‘honnêtement’. Alors que finalement, pour nous, développeurs du jeu, c’était juste un bout de code et quelques flags : le joueur aurait aussi bien fini le jeu s’il avait tué le Troll, mais curieusement, le joueur a une conscience 😉
Imaginons que je sois bien placé chez Microsoft et Epic, j’te file la tête du développement du prochain Gears of War, t’es libre à 100%. T’en fais quoi et pourquoi ?
Haha, la question piège… Joker? Non ? Bon, ok, très sincèrement, je pense que les fans de Gears of War détesteraient ce que je ferais de du prochain opus, alors si j’étais vraiment dans cette situation, avec un couteau sous la gorge, je ne changerais surtout rien.
Vu le succès du jeu et de ses auteurs, je serais sacrément mal placé pour leur donner des conseils, à moins qu’ils aient envie de réduire leur ventes, alors là j’ai plein d’idées 🙂
Imaginons que je sois bien placé chez Nintendo (ouais je sais, je suis apprécié chez beaucoup de monde), j’te file la tête du développement du prochain Zelda, t’es libre à 100%. T’en fais quoi et pourquoi ?
1/L’histoire ultra prévisible : J’aimerais arrêter de sauver des princesses poursuivies par le monde des esprits et de me taper les 8 même donjons super thématiques les plus cliché du monde (feu, air, eau, glace, désert, foret, etc…)
2/J’adorerais que Zelda arrive à s’affranchir de certains de ses codes qui remontent à Zelda 1 : Je pense particulièrement au fait que tous les donjons ont 1 compas, 1 clef pour le mini boss, une clef pour le gros boss, etc… Du coup ça me rappelle constamment que je suis dans un jeu avec ses ‘patterns’ et ses ficèles. Et si un des donjons n’avait pas de boss ? Et si un des donjons avait 2 bosses ? Et si en fait il n’y avait pas 8 donjons pour une fois mais qu’il faille retourner 3 fois dans le même ? Etc… Alors je comprends bien pourquoi ils gardent tous ces codes : c’est confortable pour les joueurs qui s’y retrouvent, comme quand ils retournent chez Mac Do, ils savent ce qu’ils vont avoir au menu, mais bon… en 2050 on aura encore une clef pour le mini boss sur Zelda 42 ?
Ah, pis, j’oubliais, j’autoriserais le fait de pouvoir zapper les cinématiques ! ! Mais bon, peut être que c’est interdit par le code du jeu japonais, je sais pas.
Et bien à moins que le marché du JV soit suffisamment gros pour justifier de se focaliser sur une telle niche je ne vois pas… aujourd’hui tous les développeurs et éditeurs essayent d’échapper au rating 16 ou 18, car développer et marqueter un jeu coûte bien trop cher pour ne viser qu’une fraction du marché… C’est bien le drame de notre activité : nous sommes forcés naturellement de plaire à un grand nombre.
Par contre, pour aller plus loin : Le jour où la techno permet de confondre réalité et virtuel, alors là oui, on va avoir le droit à toutes sortes de services qui vont au-delà du jeu vidéo, d’ailleurs certains films d’anticipation tels que Total Recall ou encore Strange Days illustrent très bien le concept : Viendra un jour où la machine communiquera directement au cerveau pour nous ‘téléporter’ dans un monde où on nous fera vivre des moments à sensation fortes, pas seulement dans le contexte d’un jeu vidéo, mais pour des services incluant un moment d’intimité avec une créature de rêve, un voyage exotique, un moment de violence extrême, etc…
On parle souvent de ça avec Harvey (Smith), qui co-dirige le jeu sur lequel je travaille en ce moment. Une des blagues récurrentes est la suivante : Aujourd’hui la distance entre nous et une pomme dans le jeu est de minimum 4 personnes, 3 jours et 5000 euros. En gros, sur Arx Fatalis, je pouvais ouvrir l’outil de modelage 3D, faire ma pomme en 40 polys, la texturer avec une texture 64×64, ouvrir notepad pour lui donner un comportement, ouvrir l’éditeur du jeu, placer la pomme sur une table, passer en mode jeu, et cliquer dessus pour tester si la pomme faisait son bruit quand on la mangeait. Et si je n’étais pas content, je faisais une banane rapide avant de partir en 15 minutes, sans demander quoique ce soit à personne.
Aujourd’hui si je veux une pomme… alors il faut que j’en parle au producer, qui va en parler a l’art director, avec qui on va faire un meeting pour décrire les intentions de la pomme et de son utilisation, la pomme va avoir son petit dessin de pomme avec ses photos références, une fois validée elle part chez le modeleur, qui va bien la peaufiner pendant 2 jours, en appliquant ses nombreuses passes de textures (brillance, bump, transparence, dirt map, etc…), pendant ce temps un des programmeurs va passer une journée a coder le comportement de la pomme en consultant un Game designer, après ça, la pomme est intégrée dans le jeu par un Level Designer. Et là seulement, je peux voir la pomme, en croisant les doigts pour qu’elle soit bonne du premier coup. Alors oui, ça c’est un peu frustrant 🙂 mais on s’en accommode, ça ouvre aussi de nouvelles possibilités qu’on avait pas avant, on fait évoluer nos méthodes de travail, et puis surtout il faut bien admettre que mes pommes seraient trop laides pour un jeu de 2010 😉
Faire des jeux vidéo, c’était mieux avant ?
Maintenant, il faut voir aussi le bon côté des choses : On arrive à un niveau d’exécution aujourd’hui dans les jeux qui est fascinant, c’est un super challenge constamment en mouvement, et qui nous motive et nous permet de pousser l’immersion et la simulation, car à l’époque de Arx, ma pomme n’avait pas de physique, alors que maintenant, on peut découper la pomme, elle rebondit correctement, son bruit d’impact est propagé en 3D, etc…. Tous ces trucs participent à l’expérience.
En conclusion, tant que la technologie nous permet d’améliorer l’expérience de jeu, je suis content. Le jour où la techno devient un frein au gameplay car l’équipe se retrouve trop paralysée par la fidélité graphique, alors là on pourra s’inquiéter. C’était un peu ce qui c’était passé pour Doom 3 je pense : La techno et l’art avait pris le dessus sur le gameplay, car on se retrouvait avec un jeu qui avait dû compromettre ses fondamentaux (swarming de monstres) pour le visuel, du coup on avait pas plus de 3 monstres simultanément.
D’un point de vue purement intellectuel : Certains sont persuadés que faire des jeux était mieux avant, et c’est surtout dû au business model, aujourd’hui faire un jeu d’auteur coute aussi cher que de faire un jeu commercial un peu quelconque avec une licence de film ou une suite, mais le deuxième a beaucoup plus de chances (statistiquement) de rentabiliser alors que le premier a toutes les chances (toujours statistiquement) de ne même pas retrouver la mise de départ. Du coup on comprend vite pourquoi les gros jeux AAA sont de moins en moins créatifs, ou pourquoi les jeux visent moins les niches.
En revanche la bonne nouvelle est que ceux qui préfèrent vraiment ‘Avant’ peuvent toujours migrer vers des formats plus petits (IPhone, XBLA, etc…), où les enjeux sont moindres et les créativités plus propices.
The Crossing, effectivement… Puis nous avons bien un game design de Arx 2 qui traine.
Nous avons une démo jouable de Crossing. Très fun. Généralement quand on a un nouvel employé il nous demande : « Alors, il y a moyen de voir The Crossing ? », alors le rituel est de faire une petite partie avec les nouveaux. Ca fait toujours un petit pincement forcément, mais bon, depuis nous avons rediriger nos efforts sur d’autres projets qui nous rendent très heureux.
Vis-à-vis de ton expérience, t’aurais quoi à donner comme conseils à un gars qui part de zéro, les poches vides, et qui se lance dans le Game Design avec dans son sac plein d’idées et d’ambition ?
Ca dépend si tu parles de rentrer dans le jeu vidéo en tant que Game Designer ou si tu parles de monter sa boite.
Rentrer dans le jeu vidéo en Designer : Si le gars a pas d’étude qui s’applique au jeu vidéo, il peut entrer en testeur (ce que j’ai fait), et petit à petit… etc… Ou alors il peut aussi faire un MOD d’un jeu existant pour démontrer sa créativité.
Monter sa boite à partir de rien : C’est hyper dur, mais c’est possible. Comme tout. Si c’est vraiment ce que le gars veut faire et bien il faut qu’il ignore tous les cyniques qui vont constamment le décourager (attention le monde est plein de ces gars-là), il faut qu’il réunisse son argent, trouve quelques collègues qui y croient et qu’il s’y mette à 100%, sans plan de secours, tête baissée, jusqu’à ce que ça passe ou que ça casse. Et si ça casse, il peut toujours se consoler en se disant qu’il a tout essayé et que de toute façon c’est hyper dur.
Généralement oui, car tous les jeux marquants (dans le bon sens) sont soit difficiles à mettre en place, soit reposent sur une idée de génie (Tetris), soit les deux (Guitar Hero).
Pour te poser au moins une question un peu plus classique : Parle nous de tes projets à venir et/ou des idées que tu aimerais explorer, lâches toi.
Nous avons 2 projets en cours : Une nouvelle création qui prend toute mon attention, on ne peut rien dire dessus, nous sommes en début de production, avec Harvey Smith, Lead designer de Deus Ex, et Julien Roby, producer de Arx et Dark Messiah.
Aussi, nous avons en parallèle la partie multiplayer d’un jeu qui là aussi, n’a pas encore été annoncé. Gaël Giraudeau est en charge du projet, c’est un de nos projects leaders qui avait participé à Dark Messiah, et Crossing.
Enfin, que penses-tu de Polygamer ? As-tu des idées pour que l’on s’améliore, des suggestions, des trucs ou des machins ?
J’aime bien l’humour et le ton du site, donc c’est une bonne idée. Vous avez connu Hebdogiciel ? J’adorais.
(Holaaaaa, ne parlons pas de trucs de vieux on est en train de perdre des lecteurs :D)
5 Commentaires
Parlons jeux vidéo avec… Raphaël Colantonio
Rhaaa The Crossing… rien que parce qu’il y avait un Kangoo de La Poste dedans, j’ai les boules qu’il ne soit jamais sorti. Sinon je trouve ça très juste ce qu’il dit quand il parle d’humour inhérent aux joueurs et non aux scripts. Faire des conneries et des traitrises à New Super Mario Wii par exemple m’a bien fait marrer, comme le coup de l’hélico en multi sur GTA, avec K.mi et Nachcar… mémorable. Par contre, pour la tristesse, je pense qu’il faut en passer par des scripts et des artifices scénaristiques… car si on peut rencontrer des situations mélancoliques dans un jeu via son gameplay (je pense par exemple à Fire Emblem où tu pouvais réellement sacrifier l’un de tes personnages pour te sortir d’une situation et du coup t’en priver jusqu’à la fin du jeu), ça ne te fait pas couler une larme pour autant. Le truc, c’est que pour te faire pleurer, il faut que le jeu te laisse le temps de découvrir les facettes et la psychologies des personnages. Dans le film d’animation Le tombeau des lucioles par exemple (sans vouloir spoiler), qui reste pour moi le film le plus triste qu’il m’ait été donné de voir…tu t’attaches aux personnages et c’est pour ça que tu pleures. Alors que quand Dom’ tue sa gonzesse dans Gears 2, ça ne te fait ni chaud ni froid parce que la nénette, tu ne la connais ni d’eve ni d’adam (bon et aussi parce que c’est pas super bien amené/écrit et que c’est pas ce qu’on demande à ce jeu).
Parlons jeux vidéo avec… Raphaël Colantonio
Ah Arx Fatalis et Dark Messiah (sur PC), deux très bon souvenir vidéo-ludique. Vision très intéressante.
Parlons jeux vidéo avec… Raphaël Colantonio
Arx fatalis fait parti de mes rpg préférer, l’ambiance me fait pensé à call of cthulhu.
Parlons jeux vidéo avec… Raphaël Colantonio
Tres bon article. J’ai eu l’occasion de le rencontrer, a l’époque il developpait un jeu sur les Schtroumpfs pour Infogrames… que de chemin parcouru depuis.
Parlons jeux vidéo avec… Raphaël Colantonio
Sur les entretiens « Parlons jeux vidéo avec… » déjà en ligne c’est assez marrant de voir les parcours des gens, tous sont atypiques. Ceux à venir le sont pas mal aussi dans le genre.